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Sexe, Meurtres et Cappuccino Page 2
Sexe, Meurtres et Cappuccino Read online
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— Dites, les filles, ça vous ennuierait si on remettait ça à un autre soir ?
Dena me lança un regard noir.
— Bon sang ! Sophie, j’ai mis vingt-cinq minutes à me garer. On ne va pas partir maintenant !
— Mais bien sûr, dit Mary Ann d’un ton compatissant. Après le choc que tu as reçu, il est tout à fait normal que tu aies besoin d’un peu de solitude.
Après avoir rangé le pop-corn et le beurre de cacahuètes, Dena se leva, puis passa son sac à main à son épaule.
— Très bien. Tu n’auras aucun détail sur mon rendez-vous d’hier soir.
Je pris la clé de ma boîte aux lettres pour raccompagner mes amies dans le hall.
— Je le connais ?
— Non, c’est un nouveau. S’il assure toujours autant que cette nuit, c’est le coup du siècle. Une bête de sexe !
J’éclatai de rire en voyant Mary Ann rougir comme une vierge effarouchée.
— Eh bien, dit Dena, je n’ai pas le droit de m’amuser ?
— Tu as tous les droits, dis-je. Y compris celui de ménager nos chastes oreilles.
— Parle pour elle, dit Dena en désignant Mary Ann d’un coup de menton. Toi, vu ce que tu écris, tu n’as plus grand-chose à apprendre. Il suffirait juste que tu passes à l’acte.
Elle lissa son pantalon de cuir et me décocha un clin d’œil complice.
— Tiens, tu sais ce qu’on va faire ? Dès que tu auras fini ton bouquin, on ira fêter ça au Club des joyeuses garces.
— Je peux venir ? demanda Mary Ann.
— Impossible, mon chou. Tu n’es pas une garce.
— Oh, mais je peux être très vilaine, si je veux.
Dena leva les yeux au ciel, et je me retins de rire. Quand Mary Ann cesserait-elle d’être aussi naïve ?
Le Club des joyeuses garces était un coin de forêt planté de séquoias, situé dans un endroit peu fréquenté du jardin botanique du parc de Golden Gate. Dena et moi nous y rendions depuis une quinzaine d’années pour échanger des confidences, dire des horreurs sur nos ex et boire à nos amours, heureuses ou malheureuses.
— Tu y as bien emmené le coiffeur de Sophie, protesta Mary Ann lorsque nous arrivâmes dans le hall. Je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas le droit d’y aller !
— Marcus ? C’est peut-être un coiffeur mais il a une classe folle ! Tout le monde ne peut pas en dire autant…
Je levai les mains pour les faire taire.
— Promis, Mary Ann, on t’invitera un jour. En attendant, tu devrais t’entraîner à dire des grossièretés. Tiens, on va commencer tout de suite. Répète après moi : « J’aime le sexe et je vous emm… »
Je vis les yeux de Mary Ann s’agrandir d’horreur. Ses lèvres s’arrondirent, mais les paroles s’étranglèrent dans sa gorge.
— Eh bien, laissa tomber Dena en cherchant ses clés dans son sac à main, ce n’est pas gagné ! Allez, en voiture.
— On est vraiment obligées d’écouter Eminem aussi au retour ? demanda Mary Ann. J’ai apporté un super CD, si tu veux !
— Tu sais ce que je lui dis, à Britney Spears ?
Pensive, je les regardai s’éloigner dans la lueur des réverbères, Dena en cuir noir de la tête aux pieds, Mary Ann en talons aiguilles et tailleur pastel. Pourquoi m’obstinais-je à écrire des scénarios tordus alors que j’avais sous la main le tandem idéal pour un sitcom à succès ?
J’ouvris ma boîte aux lettres pour relever mon courrier, que je n’étais pas allée chercher le matin. Tout en remontant, j’examinai les plis que j’avais reçus. Rien de bien original : des courriers de la banque, une publicité pour la énième braderie de l’année chez Macy’s, et… tiens, un courrier personnel.
Je refermai derrière moi la porte de mon appartement et retournai la petite enveloppe blanche pour voir qui m’écrivait. Aucune indication au recto. Sur le verso, il n’y avait que mon nom et mon adresse, soigneusement typographiés. Intriguée, je la décachetai. La lettre ne comportait qu’une seule phrase.
« On récolte ce qu’on sème. »
Bizarre…
J’avais l’habitude de recevoir du courrier de mes lecteurs, parmi lesquels figuraient un certain nombre d’allumés. En général, ceux-ci écrivaient à mon éditeur, qui faisait suivre, mais ils parvenaient parfois à se procurer mon adresse et à me poster directement leurs lettres. Toutefois, cette missive ne ressemblait pas aux autres. Pour tout dire, elle me mettait mal à l’aise. Je regardai nerveusement par-dessus mon épaule, avant de rire de moi. Qui m’attendais-je à trouver, Freddy ?
Je haussai les épaules, agacée. Je ne savais pas qui était le crétin qui m’avait envoyé cette lettre grotesque, mais je n’allais pas le laisser gâcher ma soirée ! Je jetai la lettre dans la cheminée, ajoutai une bûche à allumage rapide et grattai une allumette. La feuille de papier se tordit, noircit, se roula sur elle-même. Dix secondes plus tard, il n’en restait qu’un petit tas de cendres.
Puis je m’assis sur le sol, les bras autour des genoux, pour regarder les flammes lécher la bûche, tandis que M. Katz venait se frotter contre moi en ronronnant.
D’ordinaire, le spectacle du feu me rassurait. Ce soir-là, pourtant, il ne parvint pas à chasser l’impression que ma vie venait de prendre un nouveau virage, et que, pour une raison que je ne m’expliquais pas, quelque chose d’effrayant m’attendait au tournant.
2
Alicia ne vivait pas que pour son job, loin de là. Elle aimait la fête... presque autant que la castagne.
Sex, Drugs & Murder
Il est troublant de constater à quel point un événement tragique peut pousser un individu moyen à se dépasser. En tout cas, ce fut mon cas lors du décès de Tolsky. Moi, Sophie Katz, championne olympique de procrastination, je terminai mon bouquin une semaine avant la date de remise prévue. Mon éditeur n’avait jamais vu cela…
Je saisis le mot « FIN » et, repoussant ma chaise à roulettes de mon bureau d’un coup de pied énergique, je traversai la pièce à reculons, les bras en V.
— Yahooooo !
M. Katz m’adressa un regard de curiosité polie.
— J’ai fini ! m’écriai-je à son attention. La vie est belle !
M. Katz ne manifesta pas la moindre admiration. Saleté de chat.
Je n’étais toujours pas convaincue que Tolsky s’était suicidé — sûrement la déformation professionnelle. Tout collait trop bien, dans cette affaire. J’en revenais toujours au même point : la mise en scène trop léchée de son « suicide » n’avait pour but que de maquiller un meurtre. Comme dans Un Silence de mort. Hélas ! Les enquêteurs ne devaient pas être de grands cinéphiles car la police n’avait pas l’air de se soucier de ce détail.
Quoi qu’il en soit, l’atmosphère sanglante qui planait autour de moi depuis la découverte du cadavre de Tolsky m’avait galvanisée. Je venais de boucler en un temps record un polar dont j’étais particulièrement fière.
La lettre que j’avais reçue la nuit où j’avais appris la mort du cinéaste n’était sans doute qu’un sinistre canular, mais elle m’avait tenue en éveil plusieurs nuits de suite. J’avais mis à profit ces heures d’insomnie pour travailler à mon bouquin, dans lequel j’avais déversé mon trop-plein d’angoisse. Au bout du compte, mon cinglé anonyme m’avait rendu un fier service !
Je décidai, pour célébrer l’événement, de m’accorder une récompense bien méritée après les nuits d’anxiété que j’avais vécues : une virée chez Starbucks, le roi du café en gobelet plastique.
Attention, je ne comptais pas me contenter d’un modeste café au lait. J’avais bien l’intention de m’offrir un double cappuccino brownie-caramel avec supplément de chantilly. Il fallait bien ça pour marquer le coup.
J’enfilai un jean taille basse froissé, un T-shirt blanc et une veste de velours. Je venais de mettre une botte quand le téléphone sonna. Chouette, un copain ! Impatiente de partager mon enthousiasme, je décrochai.
— SuperSophie j’écoute ?
Personne ne répondit.
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br /> — Allô ? Il y a quelqu’un ?
Pour toute réponse, j’entendis un déclic, suivi de la tonalité. Je remis le combiné sur son socle et passai ma seconde botte en grommelant. J’ai toujours détesté qu’on me raccroche au nez. Etait-ce donc si difficile de dire : « Excusez-moi, je me suis trompé de numéro ? »
La sonnerie retentit de nouveau. Cette fois-ci, j’oubliai ma bonne éducation.
— C’est encore moi, aboyai-je. Vous vous êtes trompé de numéro.
Je n’entendis rien, pas même le clic d’un téléphone que l’on raccroche.
— Bon sang ! Qui est à l’appareil ?
De nouveau, la communication fut coupée. J’enfonçai le bouton sans remettre le combiné. L’appareil sonna encore trois fois, puis plus rien.
J’adorais le harcèlement téléphonique, j’en mettais plein mes romans. Dans la vraie vie, en revanche, je trouvais la plaisanterie nettement moins amusante. Je fusillai l’appareil du regard. Cela dut l’intimider, car il cessa de sonner. Je m’éloignai en haussant les épaules. Encore un gosse qui aurait vu Scream une fois de trop, me dis-je en prenant mon sac et en quittant l’appartement.
Le téléphone retentit une fois de plus alors que je fermais la porte à clé. Qu’il sonne ! Moi, j’avais rendez-vous avec un cappuccino.
Une fois dehors, je décidai de « marcher à pied », comme dit Mary Ann. Lorsque j’arrivai en vue de l’un des quinze ou vingt Starbucks les plus proches de mon domicile, je m’avisai que l’expérience ne serait pas parfaite sans le New York Times. Je poussai la porte. Il ne restait qu’un exemplaire de mon journal favori dans le distributeur près du comptoir. Il était pour moi !
Quelqu’un dut se faire la même réflexion car alors que je refermais les doigts dessus, une main rapace me l’arracha. Pivotant sur mes talons, je vis un grand brun d’une trentaine d’années, qui parcourait déjà la une de ses yeux sombres.
— Dites donc, ne vous gênez pas ! J’allais l’acheter !
— Prenez-en un autre, répliqua-t-il d’une voix teintée d’un léger accent que je n’identifiai pas.
— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, c’est le dernier. Rendez-moi mon journal.
— C’est le mien. J’arrive ce matin de New York, je veux lire le New York Times. Rabattez-vous sur le Chronicle.
— Mais c’est le New York Times que je veux. Si vous y teniez tellement, il fallait l’acheter à New York.
Sans un mot, il haussa les épaules et se plongea dans sa lecture.
— Dites donc ! Vous avez remarqué que nous sommes en train d’avoir une conversation ? En ce qui me concerne, vous pouvez bien arriver de la planète Mars, ce n’est pas mon problème. Ce que je veux, c’est mon journal.
— Suivant ! appela la blonde qui tenait la caisse.
— Dépêchez-vous ou je passe devant vous, dit le malotru sans lever les yeux de mon journal.
Furieuse, je me tournai vers la vendeuse, toute pimpante dans son tablier vert.
— Bonjour, dit-elle. Je vous écoute ?
— Ce type m’a pris mon journal.
— Oh. Oui. Et… ?
Elle jeta autour d’elle des regards affolés, pour s’apercevoir que personne ne lui viendrait en aide. Alors elle se tourna de nouveau vers moi.
— Je… Oui, désolée. Il a pris votre journal, c’est ça ?
— Parfaitement. J’allais le prendre quand il me l’a arraché des mains.
— D’accord, je comprends, c’est ça. Hmmm... écoutez, c’est mon premier jour et on n’a pas abordé ce genre de cas de figure pendant la formation. Vous voulez que j’appelle mon supérieur ?
Je ne répondis pas tout de suite. Sa proposition était pleine de bon sens, mais j’avais naïvement espéré que sous son tablier vert, la blonde souriante était un ninja qui mettrait K.O. mon New-Yorkais mal embouché. C’était raté. Il y avait fort à parier que son chef présenterait lui aussi quelques lacunes dans le registre du justicier masqué. J’allais devoir me débrouiller par moi-même.
— Bien. Bien, bien, bien, bien… Donnez-moi donc un grand cappuccino brownie-caramel, et ne lésinez pas sur la chantilly.
Dans la file voisine, une fille aux cheveux rouge vif vêtue d’un T-shirt troué se pencha vers moi d’un air complice.
— Ma sœur sort avec un Amérindien. Je trouve votre culture tout à fait passionnante !
— En réalité, je suis Irlandaise. J’appartiens à un panel de consommateurs. Actuellement, nous testons des autobronzants.
Puis, sans lui prêter plus d’attention, je me tournai vers la caissière.
— Je peux avoir mon cappuccino ?
Pendant qu’elle encaissait ma commande, je jetai un regard au voleur de journal. Il avait les yeux sur moi… et le sourire aux lèvres. Cet animal se payait ma tête ! Ah, c’était comme ça ? Il venait de signer son arrêt de mort. J’imaginais déjà la scène de la découverte de son cadavre, dans mon prochain bouquin. Un touriste new-yorkais aux cheveux bruns retrouvé dans l’arrière-cour d’un Starbucks, étouffé par un exemplaire du New York Times.
Je pris mon café et me dirigeai vers une table près de la fenêtre, où un précédent client avait abandonné le Chronicle. Il y a des jours où on a l’impression que la terre entière se ligue contre soi. Je repoussai le journal et m’abîmai dans des réflexions moroses. Allais-je laisser ma victime agoniser longtemps, ou son meurtrier aurait-il pitié de ses hurlements de douleur ?
Je bus mon cappuccino sans plaisir. Il avait un goût amer, ce matin-là. Je reposai sur la table mon gobelet à moitié plein en voyant ma proie s’approcher de moi, son journal à la main.
— J’ai lu ce qui m’intéressait. Vous le voulez ?
— Allez vous faire cuire un œuf. Le Chronicle me convient parfaitement.
— Moi aussi je suis ravi de faire votre connaissance, dit le type en prenant place en face de moi.
Il m’adressa un sourire suffisant. Vraiment, il ne doutait de rien ! Puis il posa le New York Times devant moi.
— Acceptez-le, dit-il. Ce serait idiot de vous priver de ce dont vous avez envie par simple fierté.
Je regardai le journal… et les mains du New-Yorkais. Larges, musclées, exactement comme je les aimais. Elles n’avaient qu’un défaut : leur propriétaire. Ce type était parfaitement infréquentable.
— Vous ne devriez pas être en train de visiter la baie ou de prendre des photos des téléphériques ? San Francisco est une ville si pittoresque !
— Je ne suis pas ici en touriste. J’étais dans la Grosse Pomme pour régler de vieilles affaires. J’habite ici depuis quelques mois.
— Si tous les exilés de la côte Est viennent s’installer ici, ça va devenir irrespirable.
— Puisque mes origines semblent vous passionner, sachez que je suis un exilé russe qui s’est installé en Israël, puis un exilé israélien qui s’est installé à New York.
Un slave ? Maintenant, je m’expliquais son accent mélodieux et ses pommettes hautes…
— Bref, je suis un étranger sur tous les continents, alors les moqueries, vous savez…
Il marqua un silence, avant de pousser le journal vers moi. Je détournai les yeux de ses mains.
— Allez, insista-t-il, prenez-le. Il est plein d’articles très intéressants. De la corruption dans la sphère politique, des coups bas dans le monde des affaires, de la violence dans l’univers artistique…
— Vous dites ? De la violence dans l’univers artistique ?
— Oui. La condamnation est tombée, dans le procès du meurtre de K.K. Money.
Je parcourus la une du regard.
— C’est J.J. Money, rectifiai-je distraitement, tout en lisant l’article.
Le rappeur J.J. Money avait été assassiné six ou sept mois plus tôt, exactement comme un personnage d’une de ses chansons. Une balle dans chaque rotule, une dans le ventre et une dans la tête. Son rival, la star du rap D.C. Smooth, un habitué des coups et blessures qui traînait derrière lui un casier judiciaire à peine moins chargé que celui d�
�Al Capone, avait été accusé du meurtre et déclaré coupable. De façon assez surprenante, lui qui avait plutôt pour habitude de se vanter de ses coups d’éclat avait refusé de reconnaître son geste. Evidemment, cette fois-ci, sa victime avait fini à la morgue et non aux urgences…
— J.J., K.K.... peu importe. Ça ne change rien à l’idée de base, on récolte ce qu’on sème, et cætera.
Je manquai de m’étrangler avec mon cappuccino.
— Pardon ?
— Je dis que ça ne change rien à l’idée de base.
— Non. La suite… Enfin, non. Laissez tomber. Merci pour le journal.
Comme il ne se levait pas, j’ajoutai :
— Si ça ne vous ennuie pas, j’aimerais pouvoir lire tranquillement en buvant mon café. Toute seule, si vous voulez.
— Oh, bien sûr.
Il se leva. Je ne pus m’empêcher de remarquer sa stature d’athlète. Avait-il fait au pas de course le chemin depuis la Russie ? Il s’apprêtait à s’éloigner lorsque je le vis s’immobiliser, se tourner, puis se pencher vers moi.
— Au fait, dit-il avec ce léger accent russe qui lui était si particulier, ceci n’est pas du café.
Du doigt, il désigna mon cappuccino.
— C’est un mélange de café, de lait et de caramel fondu.
Je le regardai s’éloigner, interdite. Ce type n’arrivait pas de Russie mais de la préhistoire ! Il fallait être un homme de Néandertal pour ignorer qu’il y a trois sujets sur lesquels on ne plaisante jamais : le poids d’une personne, sa religion et ses choix en matière de boissons caféinées. Oui, ce type était un homme de Néandertal…
Un homme de Néandertal avec de très belles mains.
Puisque ma virée au Starbucks était définitivement gâchée, je pris mon journal et mon gobelet, et je rentrai à la maison. M. Katz, lui, savait la boucler quand j’avais besoin de calme.